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Un bain au cap Martin avec Jackie, ma mère

Ma mère était une ­impulsive, une adepte du mouvement. « Rien ne m’énerve comme la patience ! », s’exclamait-elle parfois en me voyant passer des heures à découper dans des magazines mes « poupées de papier », ou, sur la plage, à scruter la vie infime des crevettes au creux des ­baïnes, ou bien encore, en forêt, à tresser des feuilles de fougère, à coudre à l’aiguille de pin de longs rubans de feuilles de chêne. Tout dans ses atti­tudes, ses gestes, manifestait son antipathie pour les activités qui exigent la durée, une attention aux détails, parce que les détails aussi, elle les trouvait globalement « crispants ».
En vertu de sa nature spontanée, remuante, elle avait détesté l’école. Il lui était arrivé d’y piquer des crises de larmes et d’agonie, au cours desquelles elle criait qu’elle allait mourir. Des années plus tard, son amie d’enfance en était encore ébranlée – et amusée. Car Jackie, adorable avec ses cheveux coupés à la garçonne et ses fous rires, se remettait aussitôt qu’elle avait échappé à l’espace de la classe, et à l’apprentissage d’un savoir indissociable de celui de demeurer assis. Jackie avait une horreur instinctive des « Assis » (« Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage », Rimbaud). C’est pourquoi elle n’avait pas apprécié sa brève expérience professionnelle de sténodactylo (le métier par excellence destiné aux femmes de cette génération, détentrices du brevet). Ecrire sous la dictée, oh ! pitié ! Et même si, dans les différents bureaux où elle fut employée, elle réussit à s’aménager un coin pour la gymnas­tique, elle resta insatisfaite.
Encore plus que la sténodactylo (et depuis beaucoup plus longtemps), se marier, avoir des enfants, était la voie toute tracée d’un avenir au féminin. Ce qu’elle fit à Arcachon, espérant par là fixer durablement l’air de bonheur de ses vacances. Mais, à la longue, la saison d’été perdit de son brillant. Vivre à l’année, et mariée, dans ce qui lui était apparu comme une fête s’est révélé d’un terrible ennui. Comme si la tristesse de la Ville d’Hiver, quartier le plus célèbre d’Arcachon, trace de ses débuts en tant que station-sanatorium, l’avait gagnée. Etait-elle toujours jeune alors ? Objectivement oui, mais intérieurement et à mes yeux d’enfant, nullement.
A l’âge de 42 ans, le même âge que le prince Albert, époux de la reine Victoria, mon père est mort. Jackie, à la différence de la reine d’Angleterre, eut la conduite d’affliction la plus discrète. Non seulement elle n’érigea pour elle et ses proches aucun culte à la mémoire du disparu, mais elle supprima son nom dans les conversations, comme elle tenta, autant que possible, d’éviter toute évocation d’Arcachon une fois qu’elle l’eut quittée. Un départ décidé avec la rapidité d’une impulsion, au début de son veuvage.
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